Comme ENGIE le gaz ou EDF l’électricité, la télévision livre à domicile des images ou impressions, qui anamorphosent un monde auréolé d’une familiarité illusoire. Selon l’expression de Gunther Anders, elle construit un « fantôme » de réalité, un réel présent parce que synchronisé, mais absent car éloigné.
Comme Lagardère, l’information vient à nous ; elle s’invite sans retenue et oblige le téléspectateur, à raison de 3 h 30 en moyenne par jour, à écouter et regarder un écran, format inadéquat à restituer la complexité du monde. Les images happent et fascinent, mais suscitent confusion entre être informé et vivre un événement.
La télévision produit un effet hypnotique et suggestif sur des esprits en berne, dont la vue est prise en otage. Elle méduse et convertit le spectateur en « dividu »*, un être à distance perdant son in-dividualité, un télé-dividu, en abandon de vigilance. Elle le vampirise et capture son attention par un flux étourdissant qui interdit au regard comme à l’intelligence de se poser.
Le cerveau docile est ainsi disponible pour répondre aux attentes des annonceurs.
La télévision envoûte aussi avec des divertissements pascaliens, qui détournent de l’essentiel, au profit de la bouffonnerie obligée ou du plaisir sans retenue. Tout doit être ludique ou spectaculaire, faire rêver les yeux ouverts, sans inhibition mais aussi sans parachute éthique, au point de briser toute conscience du lien entre un acte et ses conséquences.
Serge Daney, critique de cinéma avisé, évoquant la mise à mort des époux Ceausescu, soulignait combien cette retransmission télévisuelle macabre avait fait du téléspectateur un témoin dépassé, réduit à la moite et pénible impression de « non-assistance à personne en danger », ou pour les plus courageux à détourner le regard.
Notre rapport au visible a changé. Moins que le monde, nous regardons désormais des écrans (TV, ordinateur, smartphone, GPS…), ce qui induit une « déréalisation », une déperdition entre l’événement et sa représentation.
Ainsi la perception d’une course automobile ou d’un match de foot, vécus et vus par un spectateur in situ, est incomparable à celle de sa retransmission télévisuelle. Le cadrage sélectionne et oriente ; la partie qui n’est pas filmée ou montrée n’existe pas pour le téléspectateur. La télévision montre en cachant ou inversement.
À la différence d’une image qui revendique son décalage avec le réel, la télévision apporte une simultanéité trompeuse, due à l’échelle. Elle « jivarotise », miniaturise au format de l’écran, banalise et simplifie.
Nous consommons ainsi des représentations d’un monde-produit, relevant de la dictature de l’urgence, de l’audimat ou de la logique marchande (« vu à la télé »). De plus, l’information n’est souvent qu’une simple « actualité » des bruits du monde, donnant l’illusion d’être en temps réel et en prise directe avec l’univers, le tout selon une grille relevant du choix mimétique de journalistes en quête de sensationnel, saisissant ou émotionnel.
Comme dans un accélérateur de particules, l’information acquiert alors une énergie sans mesure avec l’intensité réelle, au risque de devenir un électron libre, mais en mode poisson rouge, prompt aux opinions convenues.
« La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population. » Pierre Bourdieu Sur la télévision
Traiter des banlieues par le prisme des émeutes « informe » au sens premier de « donner forme » et modèle le cerveau de spectateurs passifs, manipulables et prisonniers des apparences. La télévision aliène et nous fait redescendre dans la caverne, dont Platon nous avait libérés avec peine.
Le « fantôme » devient une vérité stéréotypée (l’Europe, l’euro, le Brexit…), l’information un préjugé qui épargne au spectateur d’avoir à réfléchir, arase les différences et met chaotiquement tout à même niveau, avec hiérarchie dans la sélection mais sans échelle de valeur.
Celui qui livre l’image du monde opère une ségrégation, un arbitrage et à l’instar d’un régime de propagande, fabrique le message qu’il veut transmettre. « Que ma représentation soit votre monde », disait déjà le chancelier à moustache. Tout l’art du conditionnement est d’être suffisamment subtil pour orienter le désir, en standardisant les besoins : Apprends à avoir besoin de ce qui t’est offert ou montré !
Jacques Varoclier
* Terme dû à un psychanalyste indien, Sudhir Kakar.
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