La foi dont s’agit évoque la confiance (fides) sans laquelle le vivre ensemble serait impossible à l’animal social que nous sommes. (Cf. PJC 33.) Elle devient mauvaise lorsqu’elle travestit la vérité, vise à faire accroire ce que nous savons faux, à nier notre responsabilité ou pratiquer un prosélytisme
conquérant.
C’est une stratégie de défense improbe qui oppose avec audace et autorité un refus entêté à ce qui n’est pas douteux. Elle peut aussi revêtir les atours d’une volonté aveugle n’acceptant pas l’existence de ce qui déplaît. Armure face à une vérité blessante ou gênante, la mauvaise foi s’arroge aussi un droit performatif à l’anéantissement. Elle s’apparente à la prestidigitation intellectuelle, escamote le réel par fuite de la réalité ou décret d’un désir face à une impasse ou une difficulté.
C’est pourquoi, elle est un basique de la politique ou de la religion, terreaux où elle s’épanouit avec une tropicale générosité. Elle est sœur de la « postvérité », ce nouveau concept incestueux qui fait florès et en a déjà « trumpé » plus d’un, avec la pratique des faits alternatifs, devenue « tendance » depuis l’élection américaine.
Chez Sartre en revanche, la mauvaise foi n’est pas l’envers de la vérité mais de l’authenticité ; c’est l’attitude du « salaud », qui se ment pour échapper au vertige de sa liberté existentielle et se laisse piéger par le jeu pervers de sa conscience.
« Fuir sa liberté et l’angoisse, c’est être de mauvaise foi. »
Par opposition à l’animal qui « est », enfermé dans une nature, programmé par un code immuable, l’homme « devient », en sa qualité d’être perfectible, doté de plasticité, produit d’une histoire et promis à un futur vierge.
« L’Homme est à venir – L’Homme est l’avenir de l’homme. »
Francis Ponge
Si la fonction d’un coupe-papier constitue son essence avant même d’exister, l’homme au contraire n’a pas d’essence et n’est « rien d’autre que ce qu’il fait ». À ce titre, c’est à lui seul d’ériger ses valeurs ; il est donc entièrement responsable de ses actes.
Dans L’Être et le Néant, Sartre donne l’exemple devenu célèbre du garçon de café qui, comme l’acteur Hamlet, joue son rôle à l’aune de l’idée qu’il s’en fait, en adoptant les gestes du métier. Il s’invente ainsi une identité figée, une essence, pour pouvoir s’exonérer du prix de sa liberté que sont ses responsabilité et angoisse.
Le philosophe l’a expliqué avec clarté le 29 octobre 1945, lors d’une conférence intitulée « L’existentialisme est un humanisme ».
L’homme est « condamné » à être libre, d’où la formule mécomprise par son apparence provocatrice « jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande ». Cette phrase signifie qu’à une époque où « le venin nazi se glissait jusque dans notre pensée, chaque pensée juste était une conquête ».
Quand vivre devient un danger permanent, l’homme prend conscience de sa vulnérabilité ; ses pensées, paroles, choix et actes acquièrent une valeur plus aiguë qu’en temps de paix, où la réalité de sa liberté est moins perçue.
À la question du dilemme « dois-je abandonner ma mère malade et devenir résistant ? », Sartre ne donne pas la réponse mais souligne qu’il faut opter et assumer son choix, autrement dit s’engager.
À la différence du coupe-papier, l’homme se définit par la somme des actes de sa vie i.e. l’exercice de sa liberté existentielle. Il est une conscience libre
en interaction avec les autres. Aussi révèle-t-il sa « mauvaise foi » quand il se ment, cherche des excuses pour nier ou faire mine d’ignorer l’évidence
de sa liberté ontologique. Ici aussi la mauvaise foi revient à masquer une idée déplaisante, mais à son propre égard ; la méthode s’apparente au mensonge, à cette nuance notoire et paradoxale, que c’est à soi qu’on masque la vérité.
Trompeur et trompé sont la même personne, le salaud, qui aimerait croire à une finalité déterminée, alors qu’il est un projet en cours, une conscience en mouvement. Certes, il n’a pas choisi son corps, son milieu social ni son éducation mais en dépit et malgré tout, il doit composer avec ce que la nature, l’environnement ou ce que les autres ont voulu faire de lui, pour exercer sa liberté, en mesurer le prix, estimer sa valeur et ainsi goûter sa saveur.
Jacques Varoclier