« Un homme, une voix », cette expression d’origine anglo-saxonne signifie que le peuple choisit ses mandataires au suffrage universel. Pourtant, le citoyen ne se sent plus valablement représenté. Nos institutions pâtissent d’une crise persistante de légitimité, née de la professionnalisation du métier politique et de la récurrence affligeante de scandales civiquement insupportables.
Même si l’indélicatesse éthique n’est pas l’apanage de la classe politique, l’altération du crédit et de l’image s’y mesure à l’aune de la confiance accordée, cet élément cardinal qui fonde le mandat de représentation. Toute érosion de ce lien, outre un sentiment de trahison, inspire celui d’une absence de choix réel et peut faire basculer vers le PRAF*, si ce n’est l’injuste et hâtif « tous pourris ».
Le jeu des appareils politiques, propice aux divisions inhérentes à toute élection, favorise la reproduction d’élites déconnectées du réel et une permanence de candidats viagers, peu enclins à renoncer aux ors et avantages d’une République généreuse et nostalgique de l’Ancien Régime. Leur incrustation est d’autant plus mal ressentie que ces privilégiés ne cessent de demander des efforts à leurs mandants, au nom d’une crise qui semble si peu les affecter personnellement.
En réaction lasse, une déception amère et croissante suscite un regain pour les vertus d’un pouvoir confié à une assemblée constituée par tirage au sort ; cette alternative est nourrie par de prestigieuses références historiques telles l’Athènes de Périclès, les Républiques de Venise ou Florence, ou plus récemment l’Islande. À l’instar du jury d’assises, l’idée est ainsi de favoriser la clérocratie, plus indiciaire de diversité sociale. Le philosophe Roger de Sizif parle de stochocratie pour souligner l’aléatoire du processus.
Un tel choix serait-il une abdication du pouvoir « par et pour » le peuple ? Faute d’être une représentation fidèle de l’ensemble des citoyens, un échantillon statistique semble en effet éloigner le principe démocratique du peuple souverain. Pourtant, depuis Aristote et jusqu’au XVIIIe siècle, ce n’est pas l’élection, mais le tirage au sort qui a symbolisé la démocratie. Ce gouvernement (cratos) du peuple (demos) est guidé par l’idée que chacun doit pouvoir indifféremment être gouvernant ou gouverné. Cette « compétence des incompétents », d’après Jacques Rancière, repose sur le postulat égalitariste, qui en fait ses limite et grandeur, selon lequel chaque voix a une valeur égale.
« Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est celle de l’aristocratie »
Montesquieu
Ce mode singulier de démocratie directe aurait le mérite de réduire les coûts et/ou dérives fréquentes des campagnes et favoriser une percolation politique des esprits, alors plus réceptifs à la res publica. Il réduirait aussi en partie la « caste » politicienne, même s’il serait présomptueux et optimiste de postuler que celle, fille du hasard, fût moins exposée aux blandices de l’argent, ce dangereux adversaire de la vertu civique.
Selon la loi des grands nombres, le résultat d’un tirage au sort se révèle statistiquement assez représentatif, à l’instar des sondages toujours moqués, mais néanmoins de plus en plus affinés.
L’idée sous-jacente à ce tirage au sort politique est proche du voile d’ignorance du philosophe John Rawls, qui dans sa quête d’une justice équitable, invite à une expérience de pensée, celle d’un citoyen qui dans l’ignorance de sa position sociale, serait amené à voter à l’optimal d’un intérêt équilibré échappant ainsi à son égoïsme personnel.
En réalité, plutôt que le mode d’élection, le changement pourrait déjà porter sur le mandat électif, en lui fixant une durée déterminée réelle, suffisante pour avoir le temps d’infléchir une législature, mais effective, i.e. sans reconduction possible. Son indépendance permettrait à l’élu d’agir en liberté et de faire un usage citoyen du pouvoir délégué, guidé par la seule « volonté générale » chère à Rousseau, celle qui transcende la somme des intérêts particuliers. Sans se soucier de sa réélection, ni avoir le temps d’être inféodé à des lobbies, il pourrait se consacrer avec loyauté et enthousiasme à sa mission civique.
En outre, pour qu’il n’oublie pas qu’il a des comptes à rendre, cet élu du sort ou du suffrage devrait prêter serment, à l’instar de l’avocat qui lors de son admission au barreau, jure d’exercer ses fonctions « avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité ».
Cet engagement solennel contribuerait à reconquérir et légitimer cette confiance nécessaire à l’octroi de son statut d’émissaire et porte-voix de ceux qu’il représente et dont il doit être digne.
* « PLUS RIEN À FAIRE, PLUS RIEN À FOUTRE » de Brice Teinturier, Éditions Robert Laffont
Jacques Varoclier
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