Jusqu’à la Renaissance, le fait divers est conté sur la place publique, dans les fêtes foraines ou chanté dans les complaintes. Il devient écrit avec les « occasionnels » ou autres « canards » désignant des feuilles volantes, vendues à la criée et relatant des événements souvent fantasmés
et scabreux.
Au XIXe siècle, pour fidéliser les lecteurs, les feuilletonistes des journaux (la Presse, le Siècle) s’inspirent des chroniques de sang des gazettes judiciaires.
Le Petit Journal, fondé en 1863, en fait une nouvelle « inclassable » mais qui devient une valeur sûre de la presse, au point de conduire certains journaux à se spécialiser dans ce « chaos social »* du morbide ou du scandale, à l’instar de Détective lancé en 1928 par Gaston Gallimard et Joseph Kessel.
Au demeurant, cette catégorie purement francophone n’existe pas vraiment dans les pays anglo-saxons, plus enclins au sensationnel et dont la presse traditionnelle ne connaît ni le terme, ni les espaces catégoriels dans ses maquettes.
« Fait déformé en récit » Roland Barthes
Pour le grand sémiologue, le fait divers procède du « classement de l’inclassable » ; ce genre est par nature difficile à définir ou délimiter ; son intitulé le voue à l’hétérogénéité. Comment organiser l’hétéroclite, classer ce rebut de nouvelles informes, placées sous le signe de l’ébouriffant, parfois simplement cocasses et destinées à faire sourire, comme dans la presse estivale.
Néanmoins, il présente une constante, sa connotation péjorative voire méprisable, au regard de l’actualité traditionnelle supposée plus noble, ou faisant appel à l’intelligence plus qu’aux viles émotions. Il est vrai qu’il se nourrit beaucoup d’accidents, catastrophes effroyables ou insolites, actes monstrueux, évènements tragiques ou saugrenus, le tout relaté avec un luxe de détails. Sa force tient aussi à l’anonymat de ses victimes, soudainement éblouies par la lumière aveuglante du flash de l’actualité.
« Échange entre le familier et le remarquable » Michel Foucault
Le fait divers s’irrue comme un court-circuit du rationnel ; il dévoile ainsi un réel déviant, incongru, sordide ou absurde, en dissonance avec l’ordinaire ou l’attendu et dont la spécularité intrigue. En effet, il tend un miroir au revers de la société, à son univers sombre de souffrances humaines ; il fascine autant par son étrangeté bouleversante que par sa banalité monstrueuse.
Réalité qui dépasse la fiction, le fait divers capte le trivial et en fait surgir l’extraordinaire. C’est le lieu des transgressions, des puissances obscures, du primitif, de l’imprévisible, du redoutable ou du capricieux, où tout fait sens ou signe, même l’insignifiant. La coïncidence y convertit le hasard en destin mystérieux, inexorable comme dans une tragédie, mais sur le mode trivial du comble, selon une logique émotive de corrélations « pastafariques » (PJC 36) ou de l’attendrissant, face à la vulnérabilité humaine.
« Le goût du fait divers, c’est le désir de voir et voir c’est deviner dans un pli de visage tout un monde semblable au nôtre » Merleau-Ponty
Qu’il s’agisse d’Ici Paris et Voici, version « populiste » ou Paris Match et Gala, en mode « people » dédiés aux personnalités publiques, la démarche est identique, similitude que l’illusion d’un voyeurisme socialement plus élevé ne saurait disculper.
La singularité du fait divers tient aussi à sa mise en forme journalistique spécifique, une sélection arbitraire et orientée d’évènements présentés de façon racoleuse. Le chroniqueur module la réalité pour souligner les aspects macabres et améliorer les ventes. Il s’abstient de toute neutralité et prend résolument parti.
Souvenons-nous de Marguerite Duras qui en 1985, pour le journal Libération, sans la moindre enquête et avec une fulgurance hallucinée désignait coupable, la mère du « petit Grégory », « sublime, forcément sublime Christine V. », pour mieux l’innocenter en tant que victime d’une oppression masculine millénaire.
« Désastres, meurtres, enlèvements, agressions, accidents, vols, bizarreries, tout cela renvoie à l’homme, à son histoire, à son aliénation, à ses fantasmes, à ses rêves, à ses peurs » Roland Barthes
Relais des ténèbres de la psyché humaine, le fait divers est ainsi voué à faire sensation,
à l’échelon régional ou national, selon la résonance médiatique du drame ou de l’événement.
Il émoustille la curiosité malsaine, les passions thanatophiles ou la fascination pour l’obscène
du lecteur-voyeur préservé du malheur, comme si la romance de l’effroi évitait de l’éprouver.
À l’instar du théâtre, il procure le plaisir cathartique de lire ou regarder ce qui peut arriver aux autres, avec la moelleuse et rassurante impression d’y échapper.
Jacques Varoclier
* A-C Ambroise-Rendu
Fais dix vers
Sous ces deux mots très élastiques
Tout journal régulièrement
Sert chaque jour à ses pratiques
De canard plus ou moins étique
Un copieux assortiment ;
Pour moi, laissant dans mon pupitre
Meurtres, vols, accidents, méfaits,
Puissé-je passer pour un pitre
Je calembourde et quand le titre
Dit : fais dix vers, crac, je les fais.
Faits divers, in Grand Larousse
universel du XIXe siècle.
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Visuels : shutterstock ; Varoclier Avocats